Portrait de Yves Robillard

Jeu, 1998-01-01

La vie doit être une fantastique célébration

Mais pour en profiter, il faut être en bonne santé physique et mentale. Et ce n'est pas évident dans un monde dominé par la violence et la peur. La générosité, l'intégrité, la créativité, le sens du partage, de l'équilibre et de la justice sociale, et se battre continuellement pour réaffirmer ces valeurs, tels pourraient être les grands traits de ce portrait d'Armand Vaillancourt, que je considère comme le grand maître international de "l'expressionisme de la matière". Cela veut dire qu'on se préoccupe ici avant tout d'exprimer le dynamisme des structures de la vie organique de la matière. "La matière chante" est le titre de la dernière exposition collective, organisée en 1954 par Claude Gauvreau, le mentor du mouvement automatiste. Vaillancourt a toujours été proche des aspirations et revendications des automatistes. À Montréal en 1954, sur la rue Durocher, il sculpte un arbre bien enraciné, mais qui est presque mort. L'aspect qu'il lui donne suggère pour certains un Christ en croix "abstrait", qui ressucite à chaque printemps.

Vaillancourt est né en 1929 à Black Lake dans les Cantons de l'Est. 1929 est l'année de la crise économique. Et Black Lake est dans une région minière. Il passe sa jeunesse sur une ferme, un des derniers d'une famille de 17 enfants, il grandit avec le respect de la terre, et est très tôt sensibilisé aux souffrances que la Terre et les humains peuvent endurer. En 1955, il fait une série de dessins assez proches des images des tableaux de Kline évoquant, selon certains, les autoroutes américaines, et les distances immenses qu'elles parcourent. Ces structures sont les éléments de base à partir desquelles Vaillancourt ordonnera la plasticité de ses oeuvres. Ces autoroutes-structures, Vaillancourt les a aussi dans le corps. Car de 1954 à 1958, il fera l'Amérique "sur le pouce", animé du besoin impérieux de voir du pays. Avant Jack Kerouac (1958), il sera notre premier "beatnik", barbu et plus tard cheveux longs, ne souffrant aucune entrave à sa liberté, tranchant par son allure avec la conformité de la société d'alors.

Vaillancourt a été marqué par les images d'Hiroshima, la force de l'explosion, la matière tordue et déchiquettée. Il sera le sculpteur des matériaux recyclés. Ses "bois brulés" en 1957 font penser à l'usure des saisons sur les bois de grève. En 1958, utilisant des rebuts de métal, il s'intéresse à la structure géométrique de leurs formes et qualités de leurs substances. Le "Cénotaphe de Chicoutimi" en 1959, un monument anti-militaire, est fait de centaines de ces morceaux géométriques de métal. Il a la vague allure d'un canon, mais dont on ne pourrait se servir tellement il est hérissé de pointes.

Puis, il s'intéresse à fondre les métaux. Il sera très inventif dans la façon de concevoir les éléments d'une fonderie. Il en érigera plusieurs selon ses divers besoins. Et souvent, il les installera en plein air pour que les gens voient comment il travaille. En 1958, se servant du principe technique de la fonte à cire perdue, il remplace la cire par du "styrofoam" qu'il sculpte. Et quand le métal est versé dans les moules entourant cette matière, cela donne lieu à des formes très intéressantes. Il est le premier sculpteur au monde à avoir utilisé le "styrofoam" dans ce but. Le "Monument d'Asbestos" est ainsi fait. La mine d'amiante d'Asbestos est un grand trou à ciel ouvert: c'est une terre ravagée. Le monument d'Asbestos ressemble à un édifice d'Hiroshima après la bombe. Les tuyaux d'aération posés dans le moule afin qu'il n'explose pas durant la coulée du métal constituent les poteaux de soutien de l'amalgame de matières les entourant. Baptisé "l'Humain", c'est le "Radeau de la Méduse" de notre civilisation, un des plus bel hymne à la nature torturée. Les habitants d'Abestos en eurent peur, et il y eut scandale. "Qu'on me fasse sauter avec ma sculpture", déclarait publiquement Vaillancourt. Cette altercation avec le public le fera réfléchir: vaux-il la peine, pour défendre "l'art abstrait", de s'aliéner une population?

De 1957 à 1967, Vaillancourt sera le sculpteur le plus renommé du Canada, gagnant les premiers prix aux concours, et réalisant de nombreux monuments publics. Mais en 1966, c'est la victoire dans les institutions canadiennes de l'école de New-York et du pan-canadianisme. Il faut trouver dans chaque recoin du pays un artiste à encourager, épousant les façons de penser américaines. Et dès l'Expo 67, qui a pourtant lieu à Montréal, une bonne partie des contrats ira à ces illustres inconnus. Toronto, à cette époque, désire supplanter Montréal comme métropole du Canada. Elle organise en 1967 un symposium de sculpture. Vaillancourt invité y subira toutes sortes de préjudices. Son imposante sculpture, pourtant terminée, ne sera jamais érigée. En conséquence, il la nommera "Je me souviens", jeu de mots utilisant la devise des québecois. De 1969 à 1971, Vaillancourt réalise la sculpture-fontaine de la Plaza Embarcadero de San Francisco, un des plus imposants monuments d'Amérique (30'x140'x200'). Construite à partir de parrallélipèdes en béton texturé, d'éléments modulaires entrecroisés formant embrouillamini, on a dit de cette sculpture qu'elle évoquait l'effondrement de plusieurs autoroutes superposées. Mais le caractère organique de l'ensemble, les escaliers et passerelles en font un lieu ludique et magique où les citoyens aiment venir se détendre. Les thèmes des sculptures de Vaillancourt ont souvent rapport à la violence faite à la nature et aux humains. A l'inauguration de la sculpture-fontaine de San Francisco, il se jete dans le bassin et écrit en rouge "Québec libre" sur les piliers, créant un mini-incident diplomatique. On ne lui pardonnera pas! Et dès lors, les commandes de monuments se feront de plus en plus rares, et son engagement politique de plus en plus incisif.

Sa sculpture du Palais de Justice de Québec (1983) est constituée d'une forme géométrique en acier, plaçée en situation d'extrême tension dans un bassin. Un abondant jet d'eau sort de ce pilier tordu à travers une grille où l'on voit également la main d'un prisonnier appelant "A l'aide!". Une centaine de jets d'eau tout autour du bassin rappellent ceux utilisés pour disperser les manifestants. "El Clamor" (1985-88), à Saint-Domingue, a la forme d'un tombeau de pierres empilées à travers lesquelles poussent l'empreinte en métal d'une centaine de bras et mains de gens refusant d'être emmurés.

Vaillancourt a toujours aimé travailler en public. Il aime enseigner. A son atelier de la rue Préfontaine en 1956, il fait dessiner les gens et leur apporte bûches et outils pour qu'ils s'expriment. De 1958 à 1960, au Centre d'Essai de Montréal, il donne plusieurs spectacles de danse expérimentale avec Suzanne Verdal dans des décors qu'il crée. En 1961, au 1er festival de musique contemporaine de Montréal, en présence de Cage, Kagel, Yoko Ono, etc., il circule sur scène à travers un labyrinthe de pièces de métal, suspendues au plafond, qu'il frappe avec divers objets pendant qu'une musique concrète de Pierre Mercure et lui-même sort des haut-parleurs.

Du "Québec libre" de l'Embarcadero à aujourd'hui, il a réalisé plus d'une cinquantaine de performances visant, dans la majorité des cas, à dénoncer une forme d'injustice sociale. A la remise du prix Paul-Emile Borduas qu'on lui décerne en 1993, il en profite pour faire un discours contre l'impérialisme et demander à chacun des invités une contribution monétaire pour les sinistrés de la Bosnie, en échange d'autant de petites toiles (292) signés par lui.

Vaillancourt organise ce qu'il appelle des "chantiers publics". À Saint-Léonard, en 1986, dans le parc en face de l'Hôtel-de-Ville, il délimite un territoire avec deux grosses pierres, puis invite les gens à venir y apposer leurs mains. Un spécialiste incise au jet de sable ces empreintes qui sont ensuite peintes en noir et rouge. Il y en a plus de 300. Les mots de la chanson de Raymond Lévesque "Quand les hommes vivront d'amour" sont aussi reproduits à coté des mains. Deux échelles permettent de grimper sur les pierres et de sauter de l'une à l'autre. Un chantier est d'abord une occasion d'animation socio-politique et culturelle, où l''acte créateur collectif est beaucoup plus important que le produit fini. En ce sens, non seulement Vaillancourt est-il un des meilleurs sculpteurs contemporains, il est en réalité un des plus novateurs!

Yves Robillard,
14 avril 1998.    
Texte rédigé dans le cadre de la participation de Yves Robillard au mémoire de maîtrise en communication de René St-Pierre (La Toile Magique, UQAM-1999).

Fonds d'archives Yves Robillard (1938-2012)